En France, les juristes de droit du travail connaissent bien cette directive qui a été au coeur du débat de la validité des forfaits annuels en jours appliqués aux travailleurs de droit privé. Pour mémoire, cette directive impose un corpus de règles visant à protéger la santé et la sécurité du travailleur, lequel doit bénéficier d’au moins 11 heures de repos journalier, 24 heures de repos hebdomadaire, un temps de travail de nuit ne devant pas dépasser en moyenne 8 heures par nuit et d’une durée hebdomadaire de travail de 48 heures au plus en moyenne, y compris les heures supplémentaires.
La première question qui sera posée à la Cour est de savoir si le militaire est un travailleur au sens de la Directive. Ce point ne sera pas développé plus avant. En effet, au vu de la jurisprudence constante de la Cour et des critères retenus par cette dernière, il semble difficile de répondre par la négative. Pour autant, cette catégorie singulière de travailleurs rentre-t-elle dans le champ d’application de la Directive et si oui, quelles en seraient les raisons ?
L’avocat général, Henrik Saugmandsgaard Øe, chargé d’éclairer la Cour sur cette affaire a rendu ses conclusions le 28 janvier dernier2, après avoir entendu les observations de la Commission européenne et de divers pays de l’Union : d’un côté la France, la Slovénie et l’Espagne qui plaident pour l’inapplicabilité de la Directive et de l’autre l’Allemagne et la Commission européenne qui soutiennent la thèse inverse. Les conclusions de l’avocat général ont suscité un tollé auprès du gouvernement français.
En substance, l’avocat général tranche sans équivoque pour une application pure et simple de la Directive aux militaires qu’il considère comme des travailleurs au sens de la directive. Il dégage ensuite une exception à ce principe, lorsque le militaire serait en charge d’« activités spécifiques » (entrainements, missions de sécurité extérieure ou intérieure), il échapperait à l’application de la Directive.
1. Pour l’avocat général, la Directive peut s’appliquer à l’aménagement du temps de travail des militaires même si cette question touche à l’organisation des forces armées…
Les gouvernements français et espagnol ont fait valoir que le temps de travail des militaires traduit un choix d’organisation militaire décidée dans le but d’assurer la défense de leur territoire et de leurs intérêts essentiels et serait, de ce fait, exclu du droit de l’Union européenne en vertu de l’article 4 § 2 du Traité de l’Union européenne (TUE)3. Cet article dispose que la sécurité nationale relève de la seule responsabilité de l’Etat membre. Il s’agit donc d’une compétence exclusive des Etats. Pour battre en brèche cet argument juridique imparable, l’avocat général cite une série d’arrêts de la Cour dans lesquels il a été jugé que le seul fait qu’« une mesure nationale ait été prise aux fins de protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l’inapplicabilité du droit communautaire et dispenser les Etats membres du respect nécessaire de ce droit. »
Or, à notre sens, l’aménagement du temps de travail des militaires n’est pas « une mesure nationale prise aux fins de protection de la sécurité nationale » mais bien une composante intrinsèque de la défense nationale.
Si on reprend les arrêts auxquels se réfère l’avocat général, les solutions dégagées par la Cour ne sauraient être transposées à la présente question, tant les faits et les problématiques sont différents. A titre d’exemple, dans l’arrêt Privacy International4, la question était de savoir si une réglementation nationale imposant aux fournisseurs de services de communications électroniques de procéder à la communication généralisée des données de trafic et de localisation aux services de renseignement respectait les principes du droit de l’Union européenne et était justifiée dans une société démocratique. La Cour avait répondu par la négative.
Dans notre cas, il ne s’agit pas se demander si telle ou telle organisation militaire est proportionnée ou justifiée dans une société démocratique, on voit bien que le débat juridique se place sur un tout autre terrain. En effet, la question est de savoir si l’application de la Directive impactant l’organisation militaire d’un Etat membre entraînerait une violation d’une norme supérieure, à savoir celle posée par l’article 4 § 2 du TUE. Il nous semble que la réponse soit positive. Il est patent que l’aménagement du temps de travail touche au coeur même de l’organisation militaire qui est le socle sur lequel repose l’action de défense déployée par l’Etat membre pour sa sécurité et la protection de de son territoire.
Et pour cause, l’organisation militaire dépend intimement de la politique mise en place par l’Etat mais aussi nécessairement de son histoire, de sa démographie, de son budget. Ces disparités d’organisation militaire se reflètent d’ailleurs dans la variété des législations nationales. Ainsi, certains pays, sans pour autant atteindre les obligations découlant de la Directive, encadrent le temps de travail hebdomadaire et journalier des militaires (Allemagne, Luxembourg, Slovénie). D’autres pays comme l’Italie et l’Espagne encadrent le temps de travail de ses militaires tout en les soumettant au principe de disponibilité permanente. Enfin, des pays comme la France ou Chypre n’appliquent pas de temps de travail en retenant une conception extensive de la disponibilité des forces armées.
La France a d’ailleurs fait observer à la Cour que le principe de disponibilité en « tout temps et en tout lieu » est un élément indispensable à la réussite des opérations, qui en plus d’être un « marqueur identitaire », a été élevé au rang de norme constitutionnelle. La France a également fait valoir que cette sujétion particulière de disponibilité était compensée par des carrières plus courtes, ouvrant droit à une retraite avant l’âge légal dévolu aux autres catégories professionnelles.
Ces arguments ont été balayés par l’avocat général qui, suivant les positions de l’Allemagne et de la Commission européenne, conclut que « (…) le droit de l’Union peut s’appliquer à l’aménagement du temps de travail des militaires, même si cette question touche à l’organisation des forces armées et en cela à la sécurité nationale ainsi qu’aux fonctions essentielles de l’Etat, au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE. ». En revanche, il estime que ce droit ne « saurait être interprété ou appliqué de telle manière à compromettre le bon fonctionnement des forces armées ». Il apparaît que l’avocat général n’est guère convaincu par les arguments français, que ce soit par l’argument du marqueur identitaire ou par celui consistant à dire que l’organisation est une composante des choix de la politique de défense. Il considère que ses conclusions sont suffisamment équilibrées pour concilier les intérêts en présence, à savoir soumettre à la Directive les militaires dont les activités peuvent être planifiées tout en permettant aux Etats membres de disposer librement de leur force armée et de la déployer en tout temps et en tout lieu si elle l’estime nécessaire dans le cadre des « activités spécifiques ».
2. …..dés lors que ce droit ne saurait être appliqué ou interprété de telle manière à compromettre le bon fonctionnement des forces armées
L’avocat général ayant posé le principe de l’application de la Directive tente de dessiner une niche d’exceptions, appelée « activités spécifiques » au cours desquelles les militaires ne seraient pas soumis au droit dérivé de l’Union. Pour être bref, il s’agit des entraînements, des formations, des exercices nécessaires à la préparation opérationnelle, des opérations extérieures (OPEX) ou intérieures (sécurité intérieure, type Sentinelle en France ou des missions de secours aux populations).
Cependant si ce raisonnement pourrait paraître à première vue simple et logique, il se révèle en réalité mortifère pour notre défense, l’efficacité de nos opérations et finalement notre souveraineté nationale. Ce raisonnement constitue la seconde erreur juridique (la première étant d’avoir évincé, d’un revers de main le Traité de l’Union européenne en citant des jurisprudences qui ne sont pas transposables à la question d’espèce). En effet, l’avocat général, pourtant soucieux de ne pas porter atteinte au bon fonctionnement des forces armées, omet d’analyser les conséquences concrètes de l’application d’une telle législation aux armées.
Tout d’abord, il est facile de dire que les conséquences seraient différentes d’un pays à l’autre, tant le fonctionnement que la taille ou l’engagement des armées différent selon les pays. En France, l’application d’une telle législation serait désastreuse. L’organisation de l’armée devrait être revue de fond en comble. La diminution des forces disponibles et le carcan administratif qui s’en dégagerait réduirait de fait l’action même de l’armée, tant dans son principe que dans sa réalisation. Ainsi par exemple, un opérateur basé dans les bureaux à Paris et chargé de traiter de toute urgence des renseignements envoyés du terrain, serait-il soumis à la Directive ou serait-il considéré comme étant « en mission » ?
La France a fait valoir qu’elle assumait « des responsabilités internationales majeures en matière de maintien de la paix et de la sécurité. ». L’avocat général – visiblement bien en peine face aux arguments français a esquissé, dans un étrange élan juridico-diplomatico-technocratique, une porte de sortie des plus floues en indiquant : « qu’il ne saurait être exclu que du fait de circonstances particulières et contenu de la marge d’appréciation qu’il convient de reconnaître aux Etats membres, l’un d’entre eux puisse démontrer la nécessité de déroger à cette directive dans une mesure supérieure à ce qui est démontré dans les présentes conclusions, en excluant par exemple, de manière permanente, une partie plus importante de ses forces de cette directive tout en réévaluant périodiquement la nécessité d’une telle exclusion »…Cette suggestion semble compliquée à mettre en oeuvre sans que l’Union européenne n’empiète sur la compétence exclusive des Etats membres de définir leur politique de défense et de sécurité….
En outre, notre armée est un marqueur identitaire et philosophique, il s’agit d’un état d’esprit tissé par notre histoire et la valeur des hommes qui l’ont construite. L’armée est une et indivisible. Il n’y a pas une catégorie de militaires qui doit être prête à la fatigue, à la discipline collective, à la violence de l’ennemi et aux conditions de travail rustiques et une autre qui doit être prête à pointer le matin et à compter ses heures supplémentaires.
Si l’avocat général avait fait un raisonnement in concreto sur les conséquences de l’interprétation du droit qu’il livre, il aurait pu répondre à problématique qu’il a lui-même formulée, en ce que l’application concrète de la Directive, tant dans ses répercussions juridiques, administratives, matérielles et humaines, compromettrait immanquablement le bon fonctionnement des forces armées – de certains Etats membres – et serait constitutive d’une violation grave et caractérisée des principes régissant l’articulation des compétences entre les Etats membres et l’Union européenne.
Conclusion
La solution retenue par l’avocat général quant à l’application de la directive relative au temps de travail 2003/88 en ce qu’elle doit s’appliquer aux militaires à l’exception de ceux concernés par des activités dites « spécifiques » (entrainements et opérations) est juridiquement erronée car elle constitue, à double titre, une violation du Traité de l’union européenne qui rappelle la compétence exclusive des Etats membres quant à la responsabilité de la défense leur territoire et leur sécurité.
En effet, l’organisation même de l’armée est un choix souverain permettant à l’Etat de déployer l’action politique de défense qu’il a choisie de mener. En décidant que la directive temps de travail pouvait s’appliquer aux militaires, l’avocat général permettrait à l’Union européenne de s’arroger le droit de s’immiscer dans la politique de défense des Etats membres.
En second lieu, les conséquences pratiques de l’application de cette directive sur les forces armées aurait pour effet de porter atteinte à son bon fonctionnement dans son ensemble, notamment par la réduction des effectifs disponibles à l’heure même où les défis pour la défense sont immenses et qu’il ne faut, sous aucun prétexte, baisser la garde. La menace sécuritaire est aujourd’hui omnisciente et polymorphe (guerres technologiques et bactériologiques, menace terroriste, criminalité transnationale, prolifération nucléaire), il est donc plus que jamais nécessaire de faire preuve d’adaptabilité et de flexibilité.
Le propos n’est évidemment pas de dire que le militaire n’a pas le droit à la protection de sa santé et de sa sécurité, bien au contraire, des efforts doivent être réalisés en ce sens, que ce soit par le recrutement de militaires pour décharger ceux trop souvent sollicités, par l’amélioration constante des organisations, par une meilleure prise en charge de nos blessés de guerre, tant sur les plans administratif et financier, que médical, sans parler de leur reconversion, qui est une étape cruciale dans leur équilibre psychologique. S’il semble que l’amélioration du sort de nos armées ne passera pas par l’application de la directive temps de travail, une chose est certaine, notre capacité d’action pour faire face aux défis de ce siècle et aux nouvelles menaces sera significativement réduite si la Cour de justice de l’Union européenne devait suivre les conclusions de son avocat général : le mieux est l’ennemi du bien.
Par Stéphanie Zurawski, avocat au Barreau de Paris
(1) Le renvoi préjudiciel est la procédure qui permet à une juridiction nationale d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union européenne dans le cadre d’un litige dont elle est saisie.
(2) CJUE, affaire C-742-19, S. K. contre République de Slovénie (conclusions de l’avocat général présentées le 28 janvier 2021)
(3) L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre.
(4) CJUE, Affaire C-623/17, 6 octobre 2020, Privacy International contre Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs e.a.
Publication sur Linkedin
Par Stéphanie Zurawski, avocat, membre du réseau Avosial le 7 Mai 2021